Tribune

Taxer équitablement les multinationales, c’est possible !

A 32 ans juste passés, Gabriel Zucman, professeur-chercheur en Eéconomie à l’Université de Berkeley en Californie,  intervient  aussi à la London School of Economics. Il est membre de la Commission indépendante pour la réforme de la taxation internationale des sociétés (ICRICT). Avec de grands économistes comme Facundo Alvaredo, Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez, Zucman a participé aux recherches dans le cadre du Rapport sur les inégalités mondiales. Il est aussi l’auteur de «La richesse cachée des nations»  sur les fraudes et évasions fiscales. (Ph. GZ)

Les multinationales de la «tech», on le sait, paient peu d’impôts dans le monde. Pour limiter leur optimisation fiscale sur le vieux continent, la Commission européenne souhaite taxer à hauteur de 3% le chiffre d’affaires des entreprises du Net. Ce plan est porté à Bruxelles par le commissaire aux Affaires économiques, Pierre Moscovici, avec le soutien notamment du président français Emmanuel Macron. Or, cet impôt, même s’il venait à se concrétiser (ce qui à ce stade est loin d’être sûr ; l’Irlande, le Luxembourg et Malte s’y opposant en toute impunité), n’est qu’un cache-misère. La Commission européenne le reconnaît avec franchise: à ses yeux, il ne s’agit que d’une mesure provisoire en attendant une réforme d’envergure. Laquelle est dans les limbes depuis 1975.

Avec le travail d’une centaine de chercheurs, le «Rapport sur les inégalités mondiales 2018» (Seuil, 2018) veut contribuer à la discussion publique en apportant les données les plus récentes et les plus complètes. «L’inégalité économique est un phénomène complexe et multidimensionnel et, dans une certaine mesure, inévitable (…). Elle conduit à des catastrophes politiques, économiques et sociales», disent les auteurs.

Que faire  contre ces pratiques?
L’approche la plus prometteuse consiste à changer la façon dont sont calculés les profits taxables dans chaque pays. Concrètement, il s’agit de partir des profits mondiaux des sociétés et de les ventiler entre Etats à l’aide d’une clé de répartition non manipulable, à savoir le montant des ventes réalisées dans chaque pays. Si Apple, par exemple, réalise 10% de ses ventes mondiales en France, alors 10% de ses profits mondiaux seraient taxables dans l’Hexagone. Avec cette approche, il deviendrait impossible d’enregistrer des profits disproportionnés en Irlande ou aux Bermudes. Car, si les entreprises peuvent aujourd’hui choisir facilement la localisation de leurs bénéfices, elles ne contrôlent pas celle de leurs clients, qu’elles ne peuvent guère envoyer aux îles Caïmans. Cette solution est particulièrement adaptée aux entreprises du numérique, car Bercy connaît la valeur des ordinateurs, des téléphones, des tablettes et des services numériques vendus par Apple en France. Les clients finaux des multinationales sont bien identifiés, car cette information est utilisée pour appliquer la TVA. Cela fait plusieurs décennies qu’on discute, en Europe, de l’introduction d’un système de cette nature au sein de l’UE –c’est le projet dit d’Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS) ; et des décennies que l’Irlande, le Luxembourg, et les autres paradis fiscaux de l’UE s’opposent à ce système qui rendrait caduque leur stratégie de développement fondée sur le dumping fiscal. Mais, leur avis n’est pas contraignant. Rien n’empêche la France et d’autres pays européens de faire cavalier seul et d’adopter cette réforme unilatéralement. Ces gouvernements exigeraient des sociétés opérant sur leurs territoires qu’elles leur communiquent leurs profits mondiaux et la fraction de leurs ventes réalisées dans leurs pays –information suffisante pour calculer l’impôt dû. L’accès au marché serait refusé aux entreprises qui refuseraient de fournir ces données comptables élémentaires. La coopération est toujours préférable. Mais, est-il sage d’attendre que l’Irlande ou le Luxembourg change d’avis? La mondialisation a-t-elle un avenir si ceux-là mêmes qui en bénéficient le plus voient leurs impôts baisser pendant ceux qui en pâtissent voient les leurs augmenter? On peut en douter. Le vote Trump aux Etats-Unis ou celui en faveur du Brexit au Royaume-Uni peuvent être analysés comme une réaction à cet état de fait.


40% des profits sont délocalisés

Avec la mondialisation financière, les possibilités d’optimisation fiscale ont décuplé pour les  grands groupes. Ces derniers enregistrent aujourd’hui des bénéfices faramineux dans une poignée de paradis fiscaux, au premier rang desquels l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas, Singapour, Hong Kong et les Bermudes.  A l’échelle mondiale, plus de 40% des profits réalisés par les multinationales sont délocalisés de manière artificielle dans ces centres offshore ; soit environ 600 milliards d’Euros de bénéfices qui sont réalisés en Europe, aux Etats-Unis ou dans les grands pays émergents, mais se retrouvent comptabilisés et donc imposés (à des taux proches de zéro) dans ces Etats à la fiscalité avantageuse.
Cette pratique fiscale  concerne tous les secteurs de l’économie: de l’industrie pharmaceutique à la finance, en passant par l’automobile et le textile.
Certes, les géants de la Silicon Valley ont fait preuve d’une grande inventivité dans leurs montages: Google Alphabet a ainsi enregistré près de 20 milliards de Dollars de recettes aux Bermudes en 2016. Mais, contrairement à une idée répandue, l’optimisation fiscale est loin d’être l’apanage de la «tech». C’est pour cela que la taxe à 3% n’est qu’un cache-misère. Même si elle venait à passer, le problème de fond persisterait.

 

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