Tribune

Brexit, et après ? – Par Joseph E. Stiglitz

NEW YORK – Il faudra beaucoup de temps à la Grande-Bretagne, à l’Europe et au monde entier pour digérer les implications du référendum sur le «Brexit» mené par le Royaume-Uni. Les conséquences les plus profondes dépendront, bien sûr, de la réponse de l’Union européenne quant au retrait du Royaume-Uni. La plupart des gens ont d’abord cru que l’UE ne «scierait pas la branche sur laquelle elle était assise»: après tout, un divorce à l’amiable semble être dans l’intérêt de tous. Mais le divorce – comme c’est souvent le cas – pourrait devenir compliqué.
Les avantages de l’intégration commerciale et économique entre le Royaume-Uni et l’UE sont réciproques, et si l’UE prenait au sérieux sa conviction que davantage d’intégration économique est souhaitable, ses dirigeants chercheraient à s’assurer que les liens demeurent les plus étroits possible étant données les circonstances. Or, Jean-Claude Juncker, l’architecte des stratagèmes d’évitement fiscal massifs au profit des entreprises au Luxembourg et maintenant président de la Commission européenne, semble adopter une ligne dure: «Dehors veut dire dehors», a-t-il déclaré.
Cette réaction instinctive est peut-être compréhensible, étant donné que Juncker pourrait être retenu comme celui qui a présidé la première étape de dissolution de l’UE. Il fait valoir que, afin de dissuader d’autres pays de quitter, l’UE ne doit accepter aucun compromis, offrant au Royaume-Uni à peine plus que ce que lui garantissent les accords de l’Organisation mondiale du commerce.
En d’autres termes, l’Europe ne doit pas être maintenue unie par les avantages qu’elle offre à ses membres, qui dépassent largement ses coûts. La prospérité économique, le sens de la solidarité et la fierté d’être un Européen ne sont pas assez, selon Juncker. Non, l’Europe doit être maintenue par les menaces, l’intimidation et la peur.
Cette position ne tient pas compte d’une leçon qui apparait pourtant clairement, à la fois dans le vote en faveur du Brexit et dans les primaires du Parti républicain aux Etats-Unis: une grande partie de la population a fortement souffert ces derniers temps. L’ordre du jour néolibéral des quatre dernières décennies a peut-être été bon pour les 1% les plus riches, mais pas pour le reste de la population. J’avais prédit depuis longtemps que cette stagnation finirait par avoir des conséquences politiques. Ce jour est maintenant arrivé.
Des deux côtés de l’Atlantique, les citoyens considèrent que les accords commerciaux sont la source de leurs malheurs. Bien que ce soit une simplification excessive, elle est compréhensible. Les accords commerciaux d’aujourd’hui sont négociés en secret, assurant une bonne représentation des intérêts des entreprises mais une exclusion complète des citoyens ordinaires ou des travailleurs. Sans surprise, les résultats ont été à sens unique: la position de négociation des travailleurs s’est encore affaiblie, aggravant ainsi les effets des législations qui diminuent le poids des syndicats et les droits des employés.
Bien que les accords commerciaux aient joué un rôle dans la création de ces inégalités, beaucoup d’autres facteurs ont contribué à faire pencher la balance politique vers le capital. Les règles de propriété intellectuelle, par exemple, ont augmenté le pouvoir des compagnies pharmaceutiques d’augmenter les prix. Or, toute augmentation du pouvoir de marché des entreprises implique de facto une baisse des salaires réels – une augmentation des inégalités qui est devenue une caractéristique de la plupart des pays avancés aujourd’hui.
Dans de nombreux secteurs, la concentration industrielle est en augmentation – et il en va de même pour le pouvoir de marché. Les effets de la stagnation et de la baisse des salaires réels se sont ajoutés à ceux de l’austérité, qui a menacé des compressions dans les services publics dont dépendent tant de travailleurs à revenus faibles et intermédiaires.
L’incertitude économique qui en résulte pour les travailleurs, lorsqu’elle est combinée avec la migration, a créé un mélange toxique. De nombreux réfugiés sont victimes des guerres et de l’oppression auxquelles l’Occident a contribué. Fournir de l’aide est une responsabilité morale pour tous, mais surtout pour les anciennes puissances coloniales.
Et pourtant, bien que beaucoup le nieraient probablement, une augmentation de l’offre de main-d’œuvre peu qualifiée conduit – aussi longtemps que nous sommes en présence de courbes de demande à pente négative normale – à une diminution des salaires d’équilibre. Et quand les salaires ne peuvent pas baisser, le chômage augmente. Ceci est surtout préoccupant dans les pays où une mauvaise gestion économique a déjà conduit à un niveau élevé de chômage global. L’Europe, en particulier la zone euro, a été très mal gérée au cours des dernières décennies, au point que son taux de chômage moyen est dorénavant à deux chiffres.
La migration sans entrave en Europe signifie que les pays qui ont mieux réussi à réduire le chômage finiront de manière prévisible par accueillir plus que leur juste part de réfugiés. Les travailleurs de ces pays supportent le coût des salaires déprimés et d’un chômage plus élevé, tandis que les employeurs bénéficient d’une main-d’œuvre meilleur marché. Le fardeau des réfugiés, sans surprise, est supporté par les personnes qui sont le moins en mesure de le faire.
Bien sûr, il y a beaucoup de discours sur les bénéfices nets de l’immigration. Pour un pays offrant un faible niveau de prestations garanties – protection sociale, éducation, soins de santé, etc. – à tous ses citoyens, cela peut être le cas. Mais, pour les pays qui fournissent un filet de sécurité sociale décent, le contraire est vrai.
Le résultat de toute cette pression à la baisse sur les salaires et des compressions dans les services publics a été l’éviscération de la classe moyenne, avec des conséquences similaires des deux côtés de l’Atlantique. Les ménages de la classe moyenne et de la classe ouvrière n’ont pas bénéficié de la croissance économique.
Ils comprennent que les banques ont causé la crise de 2008; mais ils ont ensuite vu des milliards affectés au sauvetage des banques, et des montants insignifiants pour sauver leurs maisons et leurs emplois. Alors que le revenu réel (corrigé de l’inflation) médian pour un travailleur de sexe masculin à temps plein aux États-Unis est inférieur à ce qu’il était il y a quatre décennies, la colère de l’électorat ne devrait surprendre personne.
De plus, les politiciens qui ont promis un changement n’ont pas répondu aux attentes. Les citoyens ordinaires savaient que le système était injuste, mais ils ont commencé à le voir comme encore plus truqué qu’ils ne l’avaient imaginé, perdant de ce fait le peu de confiance qu’ils avaient encore en la capacité ou la volonté des hommes politiques traditionnels de le corriger. Cela aussi est compréhensible: les nouveaux politiciens partageaient les perspectives de ceux qui avaient promis que la mondialisation serait bénéfique pour tous.
Cependant, un vote de colère ne résout pas les problèmes, et peut au contraire aboutir à une situation politique et économique qui est encore pire. Il en va de même si l’on répond par la colère à un vote.o

Traduit de l’anglais par Timothée Demont
Copyright: Project Syndicate, 2016.
www.project-syndicate.org


Apprendre du passé

Oublier le passé est un principe de base en économie. Des deux côtés de la Manche, la politique doit désormais chercher à comprendre comment, dans une démocratie, l’establishment politique a pu faire si peu pour répondre aux préoccupations de nombreux citoyens.
Chaque gouvernement de l’UE doit maintenant considérer l’amélioration du bien-être des citoyens ordinaires comme son objectif principal.
Davantage d’idéologie néolibérale n’aidera pas. Et nous devrions arrêter de confondre objectifs et moyens: par exemple, le libre-échange, s’il est bien géré, pourrait apporter une plus grande prospérité partagée; mais s’il est mal géré, il réduira certainement le niveau de vie de beaucoup – peut-être de la majorité – des citoyens.
Il existe des alternatives aux dispositions néolibérales actuelles qui peuvent créer une prospérité partagée, tout comme il existe des alternatives – comme l’accord de Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement avec l’UE proposé par le président américain Barack Obama – qui causeraient beaucoup plus de mal. Le défi aujourd’hui est d’apprendre du passé, afin d’adopter les premières et d’éviter les secondes.

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